Le constat n’est pas nouveau mais l’inflation normative ne cesse de gagner du terrain. Pour preuve, la profusion des textes d’application produits par le ministère de la Transition écologique dans les derniers mois de la mandature, en particulier sur la loi « Climat » du 22 août 2021. Face à l’avalanche des textes déposés et examinés par le Conseil national d'évaluation des normes (CNEN), son président, Alain Lambert, tire une nouvelle fois la sonnette d’alarme. Interrogé par IntercoActu, il dénonce « une fin de mandature embouteillée et pénalisante pour les collectivités » et indique avoir saisi le gouvernement sur le sujet. Très remonté, il fustige « le viol permanent » du principe constitutionnel de libre administration des collectivités, et formule plusieurs propositions pour y remédier.
Hausse de 310% en vingt ans du nombre de décrets d’application
Après sa dernière séance du 5 mai, le Conseil national d’évaluation des normes (CNEN), présidé par Alain Lambert, ancien ministre du Budget et ancien maire d’Alençon, ne cache pas son agacement. La raison ? L’explosion des textes réglementaires et l’emballement normatif qui s’en suit depuis le début de l’année. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 119 projets de texte examinés entre janvier et début avril (287 sur l’ensemble de l’année 2021) dont 58 portés par le seul ministère de la Transition écologique. Et cela dans un contexte de 47 saisines en procédure exceptionnelle (urgence et extrême urgence comme pour l’ordonnance « recul du trait de côte »).
Cette avalanche découle en grande part de la loi « Climat » du 22 août 2021. « Si la lutte contre le réchauffement climatique est une priorité absolue, elle ne doit pas pour autant conduire à amplifier le désordre normatif dans lequel notre pays s’enlise », s’alarme le CNEN.
Autre symptôme inquiétant d’une « société de consommation de norme » : le nombre de décrets d’application a augmenté de 310% en vingt ans, selon l’indicateur de suivi de l’activité normative du Secrétariat général du gouvernement (édition 2022). Alain Lambert dénonce leur nombre mais également leur nature : « certains décrets ont avant tout un but de communication, voire même de propagande électorale, alors que leur finalité doit être d’expliquer l’application du droit dans un souci d’efficacité ».
Absence fréquente de consultations des élus locaux
Le CNEN accuse également l’absence trop fréquente de consultations des élus locaux, pourtant prévues par des projets de réforme, alors même que les dispositions ont déjà été écrites par l’administration ! La charge contre l’hyperpuissance de cette dernière n’est pas nouvelle mais le CNEN insiste fermement pour « remettre les intérêts locaux au cœur des réformes, plus encore lorsqu’un projet implique des mesures d’application au niveau des collectivités ».
Autre salve de critiques : le contenu des études et fiches d’impact réalisées par les ministères « manque cruellement de substance ». « En théorie, elles devraient dire la situation du droit existant et mesurer les effets du texte nouveau sur le droit futur », rappelle Alain Lambert. « Mais la case correspondant aux calculs nécessaires n’est même pas renseignée au motif de l’impossibilité de mesurer l’impact technique et financier. Une situation inacceptable qui nous empêche de donner un avis sur l’évaluation en l’absence d’étude », s’emporte-t-il. Une situation fréquente à l’entendre qui s’est encore accrue ces derniers mois avec la surproduction de textes par l’administration.
« On marche sur la tête ! »
Sur la même position, David Lisnard, le président de l’AMF, pointe le zéro artificialisation nette (ZAN), la lutte contre l’érosion du littoral ou la protection de la biodiversité pour lesquels « les maires se sont vus imposer par l’Etat de contraintes nouvelles, sans diagnostic ni études d’impact ». Résultat : « des projets de développement entravés par le carcan administratif et des injonctions réglementaires qui ne tiennent pas compte des spécificités locales ». Et d’appeler à « en finir avec la boulimie normative et bureaucratique qui entrave l’organisation décentralisée de notre République ».
« Cet ajout d’une organisation décentralisée à l’article 1er de la Constitution impose de consulter les autorités locales pour savoir si le droit proposé par l’Etat est applicable, insiste Alain Lambert. Mais, en réalité, on ne les consulte pas en produisant un droit inapplicable alors que ce sont elles qui vont devoir le mettre en œuvre. On marche sur la tête ! ».
Un « centralisme bureaucratique »
Dans une tribune commune, publiée dans le journal l’Opinion du 20 avril dernier, Alain Lambert et David Lisnard fustigent le « centralisme bureaucratique », devenu « parfaitement incompatible » avec notre organisation décentralisée et « les réalités de notre époque ». Selon eux, « la schizophrénie normative aménage un désordre indescriptible, une défiance mutuelle, une défausse généralisée, un refus inavoué de coopération, confinant au désastre managérial ».
Dénonçant des normes « tellement techniques » qu’elles deviennent « illisibles et inadaptées à la diversité du territoire », ils regrettent une situation où « les acteurs publics sont noyés sous un amas de textes normatifs, au risque de ne plus pouvoir rendre les services que leur population attend d’eux ».
Violation du principe de libre administration
Le CNEN éreinte également « la propension à porter atteinte au principe de libre administration des collectivités par des mesures d’application des lois dont le détail défie l’entendement ». Alain Lambert accuse même « le viol permanent de ce principe ». En guise de solution, il suggère aux associations d’élus locaux d’utiliser le contentieux constitutionnel via une QPC (question prioritaire de constitutionnalité) sachant que le Conseil constitutionnel n’a pas de jurisprudence récente et donc de doctrine sur le périmètre du principe de libre administration. « Un tel recours ne doit pas être perçu comme une guerre contre l’exécutif mais comme le moyen de l’appeler à une certaine modération en permettant aux magistrats de refroidir le réchauffement normatif », affirme-t-il. La voie parlementaire pourrait également être utilisée avec le dépôt d’une proposition de loi visant à clarifier le principe de libre administration.
Alain Lambert se veut encore plus précis en plaidant pour clarifier le principe de libre administration, dans un premier temps, au niveau du droit, et dans un second temps, au niveau des finances. « Les aborder d’emblée ensemble serait voué à l’échec », prévient-il en craignant le barrage de Bercy.
Nécessité d’un dispositif indépendant d’évaluation
S’agissant du Comité législatif et règlementaire que vient de mettre en place l’AMF, le président du CNEN n’en pense que du bien. Son objectif : associer davantage les élus locaux à l’élaboration des textes qui les concernent en amont de leur présentation au Parlement ou en conseil des ministres. « Nous partageons le but commun de mieux impliquer les collectivités dans l’élaboration des normes en luttant contre la logique bureaucratique verticale et cloisonnée de l’État central et en alertant sur les dangers de la surproduction normative », souligne-t-il. Et de plaider pour « totalement repenser la place des acteurs locaux dans l’élaboration des normes qui leur sont applicables ».
Estimant que le nouveau comité pourrait faire avancer la question de l’évaluation des coûts liés aux nouvelles réglementations, Alain Lambert juge qu’il « serait d’autant plus utile s’il parvient à obtenir que notre pays se dote d’un dispositif indépendant d’évaluation comme cela existe en Allemagne avec de vrais moyens ». Il défend aussi la nécessité de disposer d’« évaluations locales pour ensuite les confronter avec les évaluations nationales ». « Cela serait possible, et se pratique parfois déjà, en extrayant, par exemple, des comptes des intercommunalités des éléments pour mesurer les coûts des mesures nouvelles et les confronter aux coûts supposés par l’Etat pour permettre un dialogue contradictoire », explique-t-il. Une évolution indispensable, à ses yeux, si les collectivités veulent discuter à égalité d’informations avec l’Etat.
« Il faut arrêter de penser que nous sommes encore sous la tutelle de l’Etat. Cela est fini et c’est même devenu inconstitutionnel », conclut Alain Lambert.
Philippe Pottiée-Sperry
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