A l’occasion du 40ème anniversaire de la loi de décentralisation du 2 mars 1982, Vincent Aubelle, professeur associé en droit public (École d’urbanisme de Paris, Université Gustave Eiffel), publie « La décentralisation : pour, contre ou avec l’État ? » (1) avec Eric Kerrouche, directeur de recherche CNRS au CEVIPOF et sénateur des Landes. Dans ce bilan, nourri de nombreuses références historiques, l’ouvrage constate une décentralisation en panne et la nécessité d’un Etat qui repense totalement ses missions. Selon Vincent Aubelle, « tant qu’il n’y aura pas cette réflexion de fond, on continuera d’avoir des lois obèses privilégiant l’organique, c’est-à-dire les structures aux politiques à suivre ».
Comment jugez-vous la nouvelle loi « 3DS » du 21 février 2022 ?
Elle constitue une déception car au départ il y avait un espoir compte tenu de son intitulé liant dans un même mouvement la décentralisation, la déconcentration et la différenciation. Dans l’exposé des motifs, la déconcentration devait redonner une unité à l’action de l’État sur les territoires et offrir de nouveaux outils d’ingénierie aux collectivités. Mais cette partie a rapidement fondu comme neige au soleil alors qu’il ne peut pas exister de réelle décentralisation sans un État structuré sur ses missions, comme l’a bien montré la crise sanitaire.
Au final, la loi « 3DS » conforte les communes mais sans régler les problèmes de fond. Ses 271 articles confirment le manque de confiance envers les élus locaux avec le besoin de tout codifier. De surcroît, en matière de différenciation, la loi se limite à reprendre les jurisprudences du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, sans définir les sujets où elle est autorisée et le curseur pour savoir jusqu’où aller.
Pourquoi prônez-vous cette réflexion sur l’État ?
Aujourd’hui, il n’y a pas de pensée de l’État sur lui-même et sur la décentralisation. Tant qu’il n’y aura pas cette réflexion de fond, on continuera d’avoir des lois obèses privilégiant l’organique. Nous sommes face à un grand paquebot chargé de toutes les politiques publiques sans que le tri entre elles soit effectué. La décentralisation n’est envisagée que quand l’État n’y arrive plus : il se déleste alors sur les collectivités territoriales. Il faut s’interroger sur ce que nous voulons en matière d’action publique, ce qui relève de l’État ou de la décentralisation intervenant ensuite.
Par ailleurs, la déconcentration doit passer par de vrais moyens accordés aux administrations déconcentrées pour fonctionner au quotidien, ce qui n’est plus le cas. Malgré la qualité des personnels de l’État, ils n’ont plus les moyens d’exercer correctement leurs missions conduisant à une baisse de l’expertise locale.
Sur les 40 ans de décentralisation que vous retracez dans votre dernier ouvrage (1), quel a été le moment de bascule ?
Le choix politique, effectué en 1982, de mettre en œuvre la décentralisation est majeur en faisant confiance aux élus locaux dans leur capacité à gérer des compétences qui relevaient jusqu’alors de l’État. Cette confiance passe par la rupture du contrôle sur les actes des collectivités. Après 1982, la décentralisation n’a cessé d’être enrichie au niveau des structures, des modes de financement et des compétences. Les différentes politiques mises en œuvre par les collectivités structurent notre quotidien. Mais le primat accordé au politique, à partir de 1982, s’est progressivement étiolé. Avec un basculement au cours des années 2007-2010 nous faisant passer d’une décentralisation politique à une décentralisation où le prisme budgétaire s’est imposé. De plus, le problème culturel de l’État d’un manque de confiance envers les élus locaux demeure. Il est plus que temps de retrouver l’essence de ce qu’est la décentralisation : elle est d’abord et avant tout un choix politique.
Comment expliquez-vous ce dévoiement de la décentralisation ?
C’est tout d’abord la priorité accordée à une conception organique, privilégiant les structures aux politiques à suivre. L’autre explication réside dans le gouvernement par les nombres en faisant prévaloir la carte au détriment du territoire. Avec pour seul langage l’efficacité, l’efficience ou la mutualisation. Or, cette terminologie ignore la géographie humaine alors que trouver les bons périmètres est essentiel pour répondre aux attentes de la population. Il s’agit de partir du réel et non pas de la fiction juridique sinon les transferts de compétences ne serviront à rien. De plus, une vraie décentralisation signifie aussi des élus locaux n’étant pas juste dans la revendication – être Girondin à Paris et Jacobin en province. C’est encore la position d’une bonne part d’entre eux qui attendent beaucoup de l’État comme on a pu le voir durant la crise sanitaire. Ils veulent la liberté mais sans toujours en assumer les responsabilités. Il y a aussi le totem de l’autonomie fiscale alors qu’en réalité, le vrai sujet est l’équilibre budgétaire des collectivités pour qu’elles puissent assumer le coût de leurs compétences.
Comment interprétez-vous la hausse croissante de l’abstention aux élections locales ?
Il y a une situation paradoxale avec l’élection présidentielle enregistrant la plus forte participation de la population, alors qu’elle concerne très peu son quotidien, et les élections locales, qui touchent là directement ce quotidien, connaissant des taux d’abstention bien plus importants. Pour les municipales, ils ne cessent de progresser depuis 1989. Cela prouve bien qu’il y a un problème dans la décentralisation actuelle alors qu’il n’y a jamais eu autant de compétences exercées au niveau local ! Cette grève des électeurs couplée à celle naissante des écharpes s’explique là aussi par un débat uniquement organique entre différents échelons de collectivités. La concurrence entre eux pousse chacun à défendre son pré-carré et participe à l’illisibilité qui en résulte pour le citoyen.
Que préconisez-vous pour relancer la décentralisation ?
Comme je l’ai indiqué, le préalable est d’avoir un débat sur l’action publique pour savoir ce qui relève de l’État et des collectivités. Ce débat là on ne l’a jamais eu en se contentant d’empiler les politiques sans savoir précisément ce que fait chacun. Depuis le début de la décentralisation, les compétences de l’État n’ont pas été repensées. L’État doit donc préciser ses missions mais aussi s’assurer que les grandes politiques sont bien mises en œuvre (santé, logement, déplacements, éducation…) avec une péréquation pour qu’elles bénéficient à tous les territoires.
Pour avancer, il faut rompre avec l’approche organique, matinée de budgétaire, pour une approche matérielle qui reparte des politiques publiques, des gens et de leurs réalités. Pour faire société, il faut créer un désir collectif, une ambition commune. Le moment est venu de tenir ce grand débat collectif, qui prenne de la hauteur, pour définir nos essentiels communs. Certains pays européens l’ont effectué, comme l’Allemagne où la loi fondamentale définit avec précision ce qui relève à titre exclusif de l’État, voire des compétences partagées avec les collectivités. Ce travail doit déboucher sur un cadre général avec un État garant mais qui admet des solutions différentes d’un territoire à l’autre. C’est dommage que ce débat ne se tienne pas durant la campagne présidentielle car il y aurait eu toute sa place.
Propos recueillis par Philippe Pottiée-Sperry
Crédit Photo ©Martin Aubelle
La reproduction partielle ou totale, par toute personne physique ou morale et sur tout support, des documents et informations mis en ligne sur ce site sans autorisation préalable de l'AMF et mention de leur origine, leur date et leur(s) auteur(s) est strictement interdite et sera susceptible de faire l'objet de poursuites.