Dans le cadre d’un débat sur l’état des finances locales, la délégation aux collectivités du Sénat a auditionné Eric Woerth et Boris Ravignon, tous deux auteurs de rapports très remarqués avant l’été. Chargé par le gouvernement d’une mission pour « rendre opérationnel » son rapport sur le coût des normes et de l’enchevêtrement des compétences, le maire de Charleville-Mézières estime que des mesures peuvent être prises « très rapidement », sur les marchés publics ou la gestion RH des collectivités. Pour sa part, le député de l’Oise continue de plaider pour simplifier le régime juridique des intercommunalités, notamment en confiant « un droit d’alerte au maire », ou pour mieux répartir les impôts nationaux.
« Les finances des collectivités locales ont connu plusieurs chocs ces dernières années : le Covid, la guerre en Ukraine et l'inflation avec des transferts de charges vers les collectivités ». Bernard Delcros, le nouveau président de la délégation aux collectivités et à la décentralisation du Sénat, a ainsi planté le décor de la table-ronde organisée, le 24 octobre, sur l’état des finances locales. Parmi les personnes auditionnées figurait Boris Ravignon, maire de Charleville-Mézières et auteur d’un rapport commandé par le gouvernement, remis en mai dernier, sur les coûts des normes et des enchevêtrements de responsabilités et de compétences. Ses propositions devraient être suivies d’effets sachant que les ministres Catherine Vautrin et Laurent Saint-Martin viennent de lui confier une mission pour les rendre opérationnelles d’ici fin 2025. « Le contexte actuel d’urgence peut être vu comme une opportunité d’agir », considère l’élu. Et d’ajouter : « Il ne faut pas remettre à demain les réformes structurelles nécessaires. Nous avons besoin d’engager ce travail de simplification des normes et de réorganisation des compétences autour de responsabilités et de moyens financiers garantis ».
Un coût élevé de coordination
Dans son travail d’évaluation du poids du millefeuille administratif, qu’il renomme « pudding car c’est beaucoup moins digeste avec des grumeaux de coût importants », Boris Ravignon rappelle son chiffrage du coût lié aux compétences partagées par l’Etat et les collectivités à pas moins de 7,5 Md€, assuré à hauteur de 6 Md€ par les collectivités (dont 4,8 Md€ par les communes et près de 700 M€ par les EPCI) et de 1,5 Md€ par l’Etat. Ces dépenses de fonctionnement ont été calculées en « temps annuel d’agent public ».
Selon l’élu, le principal coût concerne la coordination. « Il s’agit du temps passé très important par des fonctionnaires, essentiellement de catégorie A, avec leurs homologues des services de l’Etat. Cela concerne par exemple les services instructeurs de permis de construire et d’autorisation d’urbanisme des collectivités avec les DDT », explique-t-il. Autre catégorie de coût : la gestion très complexe des financements croisés, 14 Md€ de subventions versées par l’Etat et les collectivités entre elles. « Il existe différents guichets avec des instructions ayant leurs propres critères. Le temps passé a été chiffré à 970 M€. La note monterait encore en ajoutant les relations avec les agences comme l’Ademe ou l’ANCT [Agence nationale de la cohésion des territoires] », détaille-t-il. En conséquence, il défend « une répartition plus claire et stricte des responsabilités des collectivités, avec une mise en cohérence des compétences et des moyens ».
« L’impact écrasant des normes »
Boris Ravignon pointe en outre « l’impact écrasant » du poids des normes examinées par le CNEN (Conseil national d'évaluation des normes) dont le coût annuel pour les collectivités s’élève entre 2 et 3 Md€. « Pour l’essentiel, il s’agit de normes d’application de textes législatifs dont une bonne partie s’avère souvent absurde », regrette-t-il en insistant sur « une nécessaire sobriété législative ».
En matière de marchés publics, il évalue leur coût de passation à 1,5 Md€ par an, en soulignant « des coûts pour les procédures formalisées en nette augmentation ces dernières années ». A la question des sénateurs sur les réponses possibles, le maire de Charleville-Mézières répond que « des choses peuvent être faites très rapidement comme le rehaussement des seuils des marchés publics ». Pour les prestations ou les services, il suggère par exemple de relever les seuils de 40 000 à 100 000 €.
Il pointe également une gestion RH très complexe, en citant notamment l’obligation de passer toutes les décisions individuelles en commission administrative paritaire (CAP). « Un fonctionnement rigide chiffré à près de 3 Md€ par an, un coût qui pourrait être réduit significativement », considère-t-il. L’élu partage la proposition d’Eric Woerth de « confier la gestion de la fonction publique territoriale aux élus locaux », en particulier en autonomisant la gestion du point d’indice. Il estime que des modifications peuvent se faire rapidement par voie réglementaire.
Doublons entre l’Etat et les collectivités
La comptabilité publique s’avère elle aussi très complexe avec la relation entre l’ordonnateur et le comptable qui nécessite de très nombreux allers-retours entre les collectivités et la DGFIP. Boris Ravignon évalue le coût de coordination entre 300 et 400 M€ par an pour les collectivités.
Concernant les doublons entre les collectivités et l’Etat, il cite l’exemple des contrats de ville où les services de l’Etat continuent d’intervenir une fois les fonds attribués aux intercommunalités. Et d’estimer entre 150 et 200 le nombre d’agents à temps plein travaillant dans les préfectures à la gestion de ces fonds. « L’Etat serait bien inspiré de les affecter ailleurs, de faire confiance aux collectivités et de se limiter à évaluer régulièrement les résultats obtenus », affirme l’élu. Au-delà de ce seul exemple, il juge qu’une organisation simplifiée permettrait « des économies financières rapides ».
Sur l’organisation actuelle, Jean-Léonce Dupont, vice-président du Comité des finances locales et président de la commission Finances de Départements de France, a en ligne de mire « l'appareil d'Etat ». Parmi les solutions, il n’hésite pas à préconiser la suppression, sur trois ans, d’un tiers des agences, en citant notamment l'Agence nationale du sport et l'ANCT.
Intercommunalité : « un droit d’alerte puissant pour le maire »
Eric Woerth, auteur d’un rapport sur la décentralisation remis le 30 mai dernier au président de la République, a défendu ses propositions notamment en matière de fiscalité locale : partage d’impôts nationaux, loi de programmation des finances locales, réforme de la DGF… Le député de l’Oise plaide pour mieux répartir les impôts nationaux, en fustigeant le système actuel « débilitant ».
« Les intercommunalités se substituent de plus en plus aux communes, et cela ne va pas, lance l’ancien ministre de l’Economie et des finances. C’est pourquoi notre rapport a voulu simplifier leur régime juridique ». Il veut laisser aux élus la possibilité de choisir ou non une compétence. « Il faudrait donner un droit d’alerte puissant au maire quand un projet n'est pas compatible avec l’intercommunalité ou qu’il existe un problème de gouvernance dans l'EPCI », estime-t-il.
Pouvoir de dérogation du préfet
Par ailleurs, Eric Woerth juge « fondamental le pouvoir de dérogation accordé au préfet, aujourd’hui trop encadré par les administrations centrales » et insiste pour le « libérer ». A ce sujet, une circulaire du Premier ministre, datée du 28 octobre, annonce l’assouplissement de ce pouvoir de dérogation et demande aux préfets de « recenser les projets locaux ralentis ou empêchés par la complexité de la réglementation afin d’accélérer leur réalisation ».
Bernard Delcros a indiqué que la délégation sénatoriale aux collectivités allait lancer, à l’occasion du congrès des maires, « un travail pour changer l’état d’esprit et aller plus loin sur le pouvoir de dérogation des préfets » avec notamment une consultation réalisée auprès des élus locaux.
Philippe Pottiée-Sperry
La reproduction partielle ou totale, par toute personne physique ou morale et sur tout support, des documents et informations mis en ligne sur ce site sans autorisation préalable de l'AMF et mention de leur origine, leur date et leur(s) auteur(s) est strictement interdite et sera susceptible de faire l'objet de poursuites.