L’enfer est pavé de bonnes intentions. Créé en 1992 pour remplacer l’ancien « délit d’ingérence », le délit de prise illégale d’intérêt vise , à l’origine, à empêcher un fonctionnaire ou un élu d’utiliser ses fonctions pour satisfaire un intérêt privé. Mais au fil des évolutions législatives, l’article 432-12 du Code pénal, qui définit ce délit, est devenu un véritable casse-tête pour les maires conduisant, parfois, à des situations absolument ubuesques et à la condamnation d’élus ayant pourtant agi de bonne foi.
Rappelons le contenu de cet article 432-12. Il définit la prise illégale d’intérêt comme « le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement ». Cette rédaction est déjà le fruit d’une évolution datant de 2021 : auparavant, l’article du Code pénal parlait de « prendre, recevoir ou conserver (…) un intérêt quelconque ». Le législateur a remplacé l’expression « intérêt quelconque » par « intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectif », ce qui est déjà un peu plus précis.
Mais malgré cette évolution, les associations d’élus avaient déjà dénoncé, en 2022, une définition encore trop large, et des situations inextricables, lorsque des élus, pour éviter éviter tout risque de prise illégale d’intérêt, se voient contraints dans de trop nombreux cas de se « déporter », c’est-à-dire de quitter purement et simplement la salle du conseil municipal lors de certaines délibérations. Le cas se pose notamment lorsqu’un élu a été désigné par son conseil municipal pour siéger au sein du conseil d’administration d’une société de droit privé (syndicat mixte, société publique locale, Epic, etc.)
Comme le résume le Sénat dans un récent rapport, la législation actuelle fragilise toujours l’action des élus du fait du caractère « particulièrement large » de la définition de la prise illégale d’intérêt, qui ne tient, pas exemple, aucun compte de « l’absence de dimension lucrative » d’un délit. Les sénateurs ont donc souhaité une nouvelle réécriture de cet article, et l’ont intégrée dans la proposition de loi portant création d’un statut de l’élu local, qu’ils ont adoptée en première lecture le 7 mars 2024.
Dans sa rédaction initiale, ce texte proposait uniquement de distinguer clairement intérêt public et intérêt privé dans la notion de prise illégale d’intérêt, en précisant que « un intérêt public ne peut constituer un intérêt » dans le cadre de la définition de ce délit. Cette précision est de bon sens : comme l’écrit la commission des lois du Sénat, « un élu désigné par sa collectivité pour être porteur d'un intérêt public doit pouvoir participer aux délibérations concernant le vote du budget commun. De même, l'existence d'un tel intérêt ne doit pas conduire à la mise en cause de la responsabilité pénale de l'élu. »
En commission, les sénateurs ont également souhaité préciser que le lien d’intérêt peut être constitué entre l’élu visé et « les membres directs de sa famille » ou « les personnes ayant avec elle une proximité particulière ». Et ils ont ajouté que l’intérêt doit être « suffisant » pour peser sur l’impartialité de la décision, pour faire en sorte que la prise illégale d’intérêt « puisse faire l’objet d’une appréciation concrète par le juge ».
On en est là aujourd’hui, puisque 14 mois plus tard, ce texte n’a toujours pas été examiné par l’Assemblée nationale (lire Maire info d’hier).
C’est dans ce contexte que les présidents de huit associations nationales d’élus (1) interpellent le garde des Sceaux, dans un courrier commun, pour saluer les premières évolutions proposées par les sénateurs mais pour dire, surtout, qu’elles restent insuffisantes.
Les présidents des huit associations estiment que malgré les évolutions de 2021 et 2022, les élus rencontrent toujours de grandes difficultés pour « sécuriser leurs délibérations relatives aux organismes extérieurs dans lesquels ils sont représentés », et que la jurisprudence à ce sujet reste « non stabilisée », puisqu’il y a eu des condamnations d’élus « en l’absence d’intérêt matériel ou financier ».
Alors que les élections de 2026 s’approchent, les associations jugent indispensable de clarifier les choses, en allant plus loin que le Sénat, dont la proposition devrait être « approfondie », afin de traiter « l’ensemble des situations auxquelles sont confrontés les élus de bonne foi mandatés au sein des organismes de droit privé ».
Les associations sollicitent une rencontre avec le ministre ou son cabinet pour présenter leurs propositions, ce qui pourrait permettre d’avancer avant le débat à l’Assemblée nationale sur la proposition de loi sur le statut de l’élu, qui paraît en effet un véhicule idéal pour porter des évolutions sur ce sujet. À condition, une fois encore, que le gouvernement décide d’en accélérer l’examen.
(1) AMF, AMRF, APVF, Départements de France, France urbaine, Intercommunalités de France, Régions de France et Villes de France.
Franck Lemarc pour Maire-info, article publié le 20 mai 2025.
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